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Ton Vink, 54 ans. Docteur en philosophie, ce Néerlandais officie comme «conseiller» en suicide dans une association militante. Ce qui lui a déjà valu d’être inquiété par la justice.

Par Sabine Cessou
Libération : lundi 3 septembre 2007



Tapissé de livres et de tableaux, son bureau ressemblerait à celui d’un prof, s’il n’était pas organisé comme chez le médecin – une chaise devant, une chaise derrière. A l’étage de sa maison de Velp, une petite ville du centre des Pays-Bas, c’est un “docteur” un peu spécial qui reçoit. Docteur en philosophie, Ton Vink est aussi “conseiller” en suicide. Entre 60 et 100 personnes le consultent chaque année pour lui parler de son sujet favori : la mort. Ton Vink lit, réfléchit et écrit sur la question depuis bientôt trente ans.
Editeur d’une revue intitulée “Filosofie en Praktijk” (Philosophie et Pratique), qui entend donner des “perspectives philosophiques aux problèmes concrets”, cet intellectuel n’a pas peur de sortir du champ des idées. Voilà huit ans qu’il discute avec des gens qui veulent mettre fin à leurs jours, dans le cadre de la Fondation De Einder (“Horizon”). Cette association, l’une des trois qui militent aux Pays-Bas pour la dépénalisation de l’aide au suicide, compte dix conseillers. Médecins, universitaires ou psychologues, ils fournissent à quelque 400 personnes par an une assistance spécialisée. Ton Vink a été invité à devenir “conseiller” en 1999 par le conseil d’administration de cette fondation.
“L’idée n’est pas d’inciter les gens à mourir, rassure Ton Vink, mais qu’ils soient bien conscients de ce qu’ils vont faire. Entre 10 à 15 % de ceux qui me sollicitent mettent vraiment fin à leurs jours. Les autres reportent ce projet, le plus souvent parce qu’ils se sentent rassurés, une fois informés.” Dans la majorité des cas, les candidats au suicide “assisté” ont plus de soixante ans, se savent malades mais ne remplissent pas les conditions médicales pour l’euthanasie. La mort sur ordonnance est devenue légale en 2002, aux Pays-Bas, dans les cas de maladie incurable et de grande souffrance. Ceux qui n’en sont pas aux phases terminales mais ne veulent pas devenir dépendants ou finir en maison de retraite s’adressent à De Einder, pour savoir comment mourir en paix.

“J’ai suivi pendant sept ou huit ans un homme âgé, raconte Ton Vink, qui a souhaité fêter l’anniversaire de son dernier petit-enfant avant de s’en aller, à 94 ans, entouré par sa famille.” Pour parler de ce genre de suicide, le philosophe préfère le terme “auto-euthanasie”, qui distingue le geste impulsif et désespéré d’une mort mûrement réfléchie et discutée. “Je ne conseille pas les gens, je leur donne des informations”, insiste le philosophe, toujours à la limite de la légalité. Dans le premier pays d’Europe à avoir autorisé l’euthanasie, toute assistance au suicide reste rigoureusement interdite, et sanctionnée par des peines de prison ferme allant de quelques mois à trois ans maximum.
Ton Vink a été poursuivi en justice, comme deux autres conseillers de la fondation De Einder. La publication d’une correspondance avec l’une de ses “patientes”, qui s’est donné la mort en juin 2004, lui a valu un chef d’inculpation. Mimi de Kleine, 54 ans ne souhaitait plus vivre, douze ans après la mort de sa fille unique. “Nous avions des points de désaccord, résume le conseiller, sur la réincarnation notamment, à laquelle elle croyait, mais aussi des points d’entente, sur la notion très importante de libre choix”. L’Etat a saisi cette occasion pour accuser Ton Vink d’avoir donné des “instructions” à la suicidée. Le philosophe a plaidé non-coupable et défendu son droit à donner des “informations”, même sur les doses de médicaments à prendre. Il a été acquitté, le 22 janvier 2007. Deux autres conseillers de la Fondation De Einder, en procès, se trouvent dans des situations plus difficiles, parce qu’ils ont fourni des médicaments ou été présents et actifs au moment du suicide.
“De sérieuses erreurs”, reconnaît Ton Vink, “du moins du point de vue de la loie”. Lui ne se déplace jamais pour voir les gens mourir. Il n’admet qu’avec réticence être touché par leur disparition. “J’y pense, bien sûr, quand je sais que ce week-end là, un homme ou une femme va prendre sa propre vie”. Il s’inquiète surtout de possibles ratages. “Quand on le fait soi-même, il ne peut pas y avoir de garanties”. Il s’efforce, toujours, de mettre “la distance”, comme en atteste l’espace qui sépare son propre bureau et la chaise réservée aux visiteurs, à l’autre bout de la pièce.

Ton Vink ne veut raisonner qu’en philosophe. “La mort est un “droit” fondamental de l’être humain, dit-il, le droit le plus fondamental, peut-être”. Il n’y a pas dans sa famille ou son histoire personnelle de puissants facteurs qui l’auraient poussé à donner le mode d’emploi aux candidats à la mort. Pas de suicidés, pas de tragédies, guère de malheurs passés. “Non !” s’exclame-t-il, quand on lui demande s’il envisage lui-même le suicide – “sauf, peut-être, si je suis malade”, se ravise-t-il en bout de réponse. Il ne concède qu’une seule piste : “je pense être non-croyant”. Il ne se conçoit pas de “mission dans la vie”, mais croit qu’il faut “faire attention aux proches”. C’est là son plus grand point de désaccord avec quelques des autres conseillers de la Fondation de Einder. A mille lieues de l’individualisme roi, Ton Vink, défenseur du libre arbitre, insiste pour que la famille et l’entourage soient consultés et avertis. “Si une personne a un frère, par exemple, qu’elle n’a pas vu depuis des années, je fais tout pour que le contact soit renoué et que le parent ne soit pas laissé seul, face à son sentiment de culpabilité.”

Cet homme à la voix posée et au sourire facile n’a pas un parcours classique. Plutôt que batailler pour une chaire de philosophie dans une université, il a choisi la “facilité” et servi de secrétaire à sa femme Elena, cantatrice. Pendant quinze ans, il l’a suivie dans ses tournées, s’occupant de leurs trois enfants et de ses bouquins. Grand admirateur de David Hume, un philosophe écossais du XVIIIe siècle qui a écrit un traité sur le suicide, il lui a consacré sa thèse de doctorat. Il cite Martin Heiddeger, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pour défendre sa conviction “profonde” que tout individu “devrait être libéré des pressions exercées par l’église, l’Etat, la loi ou quoi que ce soit pour décider de sa propre mort”. Il se décrit comme un “vrai libéral, dans ce sens”, et se réjouit de voir le sujet discuté publiquement aux Pays-Bas. Malgré le “stress” du procès et des critiques qui le décrivent comme un apprenti sorcier, il est convaincu que “c’est mieux d’en parler”. Il a contribué ses informations comme conseiller à une étude publiée en mai par un psychiatre d’Amsterdam, Boudewijn Chabot, intitulée “Auto-euthanasie”, selon laquelle plus de 4 400 personnes par an se donnent la mort aux Pays-Bas, en consultation avec la famille et les amis. Soit presque deux fois plus que les 2 400 euthanasies pratiquées annuellement par des médecins. La moitié de ceux qui optent pour “l’auto-euthanasie” ont sollicité leur généraliste, en vain. En fin de compte, 1600 personnes se passent de cachets. Ils seraient 2 800, des personnes âgées pour la plupart, à se laisser mourir chaque année en cessant de boire et de manger. “Etonnant, non?”, s’interroge Ton Vink, que ce chiffre laisse penseur. Sabine Cessou

Ton Vink en 7 dates

1953 : naissance à Maastricht
1976 : mariage
1979 : finit ses études de philo à Groningue
1985 : soutenance de thèse à Leyde
1999 : conseiller pour De Einder
2004 : correspondance avec Mimi de Kleine, suicidée
2007 : acquitté